Mouvement social

Gilets jaunes : « L’écologie, c’est un combat de riches alors que cela devrait être un combat populaire ! »

Mouvement social

par Emmanuel Riondé, Simon Gouin

Basta! est allé à la rencontre de gilets jaunes qui tiennent et animent des points de blocage en Normandie, près de Caen, et dans l’agglomération toulousaine. Ils sont retraités, anciens cadres, intérimaires, plombiers ou travaillent à l’hôpital. Certains ont déjà participé à des mouvements sociaux, d’autres non. Tous et toutes incarnent ce mouvement social inédit, et y voient une manière de reprendre la main sur leur vie, sur la politique, de retrouver un pouvoir d’agir : « Avec les gilets jaunes, les gens ont à nouveau une vision d’avenir. » Reportage.

Photo : Place de l’Étoile, Paris, le 24 novembre / © Cyrille Choupas [1].

« Attendez, je vais vous amener voir qui il faut... » Dans la zone de Lespinasse, où se trouve le dépôt pétrolier de Toulouse, au nord de la ville, des barrages filtrants sont établis depuis plusieurs semaines sur les rond-points. Le premier gilet jaune croisé fait le guide jusqu’au cabanon bricolé abritant thermos de cafés, croissants et autres victuailles apportées par des automobilistes solidaires. Un feu vif consume des palettes. La file de véhicules s’étire. Les klaxons des routiers, pouces levés, en soutien, retentissent.

Raymond Stocco, 64 ans, cadre retraité de l’aéronautique, est l’un des initiateurs de ce point de blocage stratégique. Mobilisé depuis plus d’un an pour « donner de la visibilité aux retraités », à leurs revendications sur la « non-augmentation des pensions de retraites » et face à leurs « pertes financières », Raymond a pris langue avec les gilets jaunes toulousains au début du mois de novembre. Et a aussitôt fait passer son message : « Pour être efficace, il faut des blocages économiques, il n’y a que ça qui pourra faire pression sur le gouvernement. »

« On se bat parce qu’il y a des gens qui crèvent de faim »

Depuis, devenu « référent » du blocage de Lespinasse, Raymond Stocco tâche d’être là tous les matins dès 4h30 et jusqu’au soir. « Entre les retraités, les chômeurs et les temps partiels qui sont très nombreux dans le mouvement, on peut s’organiser en trois-huit », sourit-il. Lui qui appartient à la première catégorie, après « une carrière à l’international », ne semble pas être particulièrement dans le besoin. « On se bat parce qu’il y a des gens qui crèvent de faim, l’intérêt général doit primer », lance-t-il.

Le bonnet rouge qui lui recouvre la tête lui a été offert par un cadre breton qu’il a « aidé » à monter un dossier prud’hommal lors de son « court passage syndicaliste » entre 2008 et 2010 à la CFDT. « Lors du conflit sur les retraites en 2010, au bout d’un moment, la hiérarchie a souhaité faire en sorte que le mouvement s’arrête. Je me suis rendu compte qu’en réalité, on nous demandait avant tout de générer des adhésions qui ne servaient qu’à une chose : la représentativité qui valait à chaque syndicat un chèque plus ou moins gros de l’État. Moi, je voulais que les CHSCT, les délégués du personnel, etc., aient des formations juridiques. On m’a répondu que je n’étais pas là pour ça. » Fin de l’expérience syndicale pour Raymond qui nourrit une défiance au moins aussi grande à l’égard des formations politiques, « lâches, menteuses, sournoises et manipulatrices ». Seul Jean Lasalle, dont il ne partage pas les convictions politiques, trouve grâce à ses yeux. « À part lui, il n’y a personne que j’ai envie de respecter. » Le 21 novembre, le député et ex-candidat à l’élection présidentielle, ancien de l’UDI et du Modem devenu indépendant, s’était présenté en gilet jaune à l’Assemblée, provoquant une suspension de séance.

Impacter les gros pollueurs

« Ok pour qu’on ait des porte-parole mais je demande à ce qu’ils soient apolitiques, non syndiqués et intègres. On est un groupe citoyen avant tout », insiste Raymond Stocco. En attendant que se structure un peu le mouvement, le retraité a pris l’initiative d’un petit « sondage » imposé aux automobilistes sur le rond-point. Avec deux questions : « Êtes-vous satisfait de la réponse de monsieur Macron ? » et « pouvez-vous clôturer vos fins de mois normalement ? » À la seconde, il assure que « 99% des gens répondent non ». À la première, il dit entendre de nombreuses « réponses très violentes. Les moins durs disent que Macron est un con et je reste poli... Il y a une haine, une amertume envers les élus qui est vraiment très forte. Et un besoin de parler : beaucoup coupent leurs moteurs pour discuter avec nous. Tout le monde n’est pas sur facebook ! »

Rond-point de Lespinasse, près de Toulouse / © Emmanuel Riondé

Quid de la transition écologique, argument mis en avant par le gouvernement pour justifier la taxe carburant qui a mis le feu aux poudres ? « Ça pourrait être une belle chose mais le gouvernement aurait dû commencer par impacter les gros pollueurs, les porte-conteneurs, les avions. Ici à Toulouse, on est concernés : ils lâchent du kérosène en plein air quand ils sont en surcharge avant d’atterrir, on le respire [2]. C’est pas logique que ce soit les petits contribuables qui soient pénalisés pour cette pollution bien réelle des grands groupes. »

« Avec les gilets jaunes, les gens ont à nouveau une vision d’avenir »

À Caen, le dépôt pétrolier du Calvados, qui approvisionne la Normandie en essence, est aussi un lieu stratégique de blocage. Au bout de la petite route qui y mène, une vingtaine de gilets jaunes sont rassemblés. Au pied du rond-point, une cabane a été dressée par l’un d’entre eux « qui a traversé la rue et est devenu architecte », plaisante un gilet jaune, faisant référence à la déclaration d’Emmanuel Macron. Devant le campement, un panneau invite les automobilistes à s’arrêter prendre un café. Quelques palettes, un feu de bois, des paquets de gâteaux, du jus d’orange et un sapin de Noël avec des branches de bois. Et un bouillonnement d’idées à propos de leur organisation et de leur stratégie politique. Ici, on cherche une salle pour accueillir une assemblée générale ; là, on parle de renforcement des points de blocage ; à côté, on évoque la possibilité de porter plainte pour destituer Emmanuel Macron.

Dylan, un intérimaire de 24 ans, est présent parce que sa grand-mère ne s’en sort pas. « Elle ne sait pas comment elle pourra changer sa chaudière, dit-il. Un plein de courses, aujourd’hui, c’est 100 euros. » Avec le mouvement, le jeune homme s’est intéressé pour la première fois à l’histoire politique de son pays. « Alors que le pays est à feu et à sang », il y voit une grande solidarité et un espoir de changement. « Le mouvement, s’il réussit, a pour but de profiter à tout le monde. » « Avec les gilets jaunes, lance une autre personne, les gens ont à nouveau une vision d’avenir. Avant, il n’y avait qu’un "au jour le jour". »

« Les riches et les pauvres vivent dans des bulles totalement séparées »

À quelques mètres de là, Timoléon Cornu est devant une file de camions stoppés pour une dizaine de minutes. « L’or noir, c’est le nerf de la guerre », explique le jeune-homme, devenu l’une des figures du mouvement calvadosien. « Le problème de notre société, c’est que les riches et les pauvres vivent dans des bulles totalement séparées. L’égalité, je ne la vois nulle part. Nous voulons faire en sorte que ces bulles s’entrecroisent, se rencontrent. Il faudrait avoir des représentants des gilets jaunes à l’Assemblée, pour redonner un peu de pouvoir au peuple. »

Graffiti à Paris, lors de la manifestation « Acte 2 » du 24 novembre / © Serge d’Ignazio

Timoléon Cornu vit à la campagne, à une trentaine de minutes au sud de Caen. Il travaillait depuis cinq mois dans la plomberie et le chauffage collectif quand le mouvement des gilets jaunes a démarré. Après une blessure à la cheville sur un terrain de football, son contrat d’intérim n’a pas été renouvelé. Pas de dette, pas d’enfants, Timoléon a quand même été obligé de retourner vivre chez sa mère après la rupture de son contrat. « Mentalement, c’est éprouvant », dit-il. « Chez nous, c’était l’assiette avant les baskets », raconte-t-il à propos de son enfance.

Au lycée, le jeune homme a manifesté contre le CPE (contrat première embauche, un sous-contrat de travail précaire réservé aux moins de 26 ans, abandonné après sa promulgation, en 2006), puis contre la loi Pécresse. Depuis, il ne s’est pas mobilisé et éprouve lui-aussi une certaine méfiance envers les syndicats, même s’il estime qu’ils pourraient être « des alliés de poids ». Ici, la politique se fait « à partir des besoins fondamentaux du peuple. » « Les partis politiques sont élus pour protéger les gens qui les ont mis là, estime une gilet jaune. Tel lobby, tel mec plus haut, tel copain du copain. Ils ne sont pas là pour nous, mais pour maintenir le peuple en bas. »

« Quand vous crevez la dalle, vous pensez avant tout à votre estomac »

« Je ne suis pas contre le fait de payer des taxes, poursuit Timoléon. Mais comment sont-elles redistribuées ? Où vont-elles ? » Le jeune-homme estime que les impôts devraient financer des transports alternatifs, des petites lignes ferroviaires départementales. « Chez moi, il y a seulement deux bus le matin, deux bus le soir, raconte Chloé Tessier, une autre figure des gilets jaunes normands. Comment fait-on au milieu ? Cela ne me fait pas plaisir d’avoir un vieux diesel qui pollue. Mais est-ce que c’est mieux d’avoir une voiture électrique dont un gamin a donné sa vie pour la fabriquer et qu’on ne sait même pas recycler ? »

Malgré leurs réflexions personnelles sur le sujet, les deux porte-parole reconnaissent que l’écologie n’est pour l’instant pas prioritaire dans les discours d’une majorité de gilets jaunes. « Quand vous crevez la dalle, vous pensez avant tout à votre estomac. L’écologie, c’est pour l’instant un combat de riches alors que cela devrait être un combat populaire ! » Une personne âgée s’approche du petit groupe pour donner un billet de 20 euros. « C’est pour vous soutenir », explique-t-elle. Des sacs de course sont aussi régulièrement déposés.

L’épineuse question de la structuration

Au pied du point de blocage du dépôt de carburant, la situation se tend. Face aux CRS, un petit groupe qui bloquait en amont de la route se replie vers le rond-point. À Caen, les gilets jaunes présents sur le terrain sont au final assez peu nombreux par rapport au mécontentement exprimé sur les réseaux sociaux, où des groupes rassemblent des milliers de citoyens. « 7000 messages sont en attente de validation, explique une modératrice de l’une des pages. On supprime les insultes, les menaces et les propos racistes. » La question de la structuration du mouvement est désormais au cœur des préoccupations.

« Il faut qu’on élise des ambassadeurs, suggère Timoléon Cornu. Certains veulent la destitution de Macron : qu’est-ce qu’on va faire ensuite ? On aura une autre calculatrice au pouvoir ? Nous devons parvenir à créer des commissions : sur la CSG, la revalorisation salariale, avec des juristes et une bonne méthodologie. Nous devons arriver avec des chiffres, des dossiers, des propositions… pour apporter tout cela dans l’hémicycle. »

« La différence avec les syndicats, c’est que nous, on ne s’arrêtera pas »

Au culot, les deux gilets jaunes ont obtenu un rendez-vous à la préfecture. « Je leur ai dit : "Je suis le dernier rempart contre les gens qui vont foutre le feu" », raconte Chloé Tessier qui a connu elle-aussi les mobilisations contre le CPE. Le lendemain, elle était reçue par deux sous-préfets. « Le peu de structuration est aussi notre force, indiquent les deux porte-parole improvisés. Puisque c’est un mouvement populaire, on ne peut pas déclarer en préfecture tous nos événements. » Samedi 1er décembre, après une marche dans le centre de Caen, des dizaines de gilets jaunes ont bloqué Mondeville 2, l’un des principaux centres commerciaux de l’agglomération. Mardi 4 décembre, les CRS ont évacué le point de blocage du dépôt de carburant.

Retour dans le sud-ouest. À Narbonne, Nathalie, jointe au téléphone, a rallié le mouvement dès le début. Âgée de 45 ans, elle travaille en milieu hospitalier depuis deux mois après avoir été pendant des années dans la sécurité incendie. Nathalie attendait « depuis longtemps que le peuple français se réveille un peu face à des dirigeants méprisants et irrationnels ». Jamais engagée dans une formation politique ou syndicale, elle n’a pas hésité à rejoindre les gilets jaunes : « La différence avec les syndicats, c’est que, nous, on ne s’arrêtera pas. »

« Cela ne s’arrêtera pas avec Noël et le nouvel an »

« Personne ne nous dit quoi faire, poursuit-elle. C’est le peuple qui se représente lui-même. C’est un lieu où l’on rencontre toutes les classes sociales, des artisans, des RSA, et où tout le monde porte sa propre croix, en quelque sorte. » Ne pas s’arrêter, mais pour atteindre quel objectif ? La réponse fuse du tac au tac. « On veut la destitution du gouvernement. Après, ce sera une chose à réfléchir... Mais pourquoi pas retourner la Ve République qui nous tue tous les jours. Ce qui est sûr c’est qu’on fera tout ce qu’on peut pour destituer ce gouvernement. Et ça ne s’arrêtera pas avec Noël et le nouvel an. »

Manifestants gilets jaunes à Paris, le 1er décembre / © Serge d’Ignazio

Sans enfants, très déterminée, elle rejoint les gilets jaunes dès qu’elle quitte le travail et y passe le plus de temps possible. « On tourne, on se relaie, certains y passent des nuits », raconte-t-elle, louant « l’élan de solidarité » qu’elle observe dans le mouvement. « Ça se structure lentement, c’est bien, on apprend à se connaître. Nous sommes des gens équilibrés, avec des amis, des familles, des parents. On veut aussi un peu de vie, on ne peut pas être pris tout le temps. »

« Nous on mange des miettes, mais si on ne fait rien, les générations futures, elles, n’auront même pas ces miettes »

Pour Nathalie, les gilets jaunes « n’ont aucun syndicat, aucun parti » et ne sont « pas de gauche, pas de droite, pas d’extrême-droite ». Elle se méfie de la « propagande » qui, selon elle, relaie les dérapages racistes observés sur quelques points de blocage depuis le début du mouvement. « On essaie de garder les personnes intéressantes et d’écarter celles qui le sont moins. On n’est pas des SDF, ni des révolutionnaires... » Ces derniers n’auraient-ils pas leur place dans le mouvement ? « Si, si, au contraire, tout citoyen est pris en compte selon sa situation, y compris ceux qui n’ont rien, répond-elle. Mais je dis ça parce que c’est ainsi que certains essaient de nous présenter, mais on n’est pas n’importe qui. »

Le 24 novembre, Nathalie était à Paris et ce qu’elle y a vu n’était « pas joli » : « Des enfants, des femmes, des femmes âgées qui se sont fait gazés gratuitement ! On n’a rien compris à ce qui nous arrivait. » Pour autant, assure-t-elle, elle n’en veut pas à la police, qu’elle « soutient ». Tout comme le comité Adama (du nom d’Adama Traoré, décédé lors d’une interpellation policière à Beaumont-sur-Oise, en 2016) qui a appelé à se joindre au mouvement le 1er décembre à Paris et dont elle apprend l’existence. « Nous les soutenons aussi, nous sommes contre les violences gratuites. » En l’occurrence, ce sont surtout celles du système actuel qui l’inquiètent : « Je n’ai pas d’enfants mais j’ai des neveux et nièces qui sont aussi dans la rue. Nous on mange des miettes, mais si on ne fait rien, les générations futures, elles, n’auront même pas ces miettes... »

Simon Gouin (à Caen) et Emmanuel Riondé (à Toulouse)

Notes

[1Voir également son portfolio publié par la revue Ballast.

[2Le délestage de carburant par des avions de ligne avant d’atterrir est légal et encadré par la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), qui assure que ces délestages demeurent « exceptionnels ».