Protection sociale

Les handicapés, ces « assistés » que les conservateurs britanniques veulent remettre au travail

Protection sociale

par Ivan du Roy

Sous prétexte de coupes budgétaires, le Royaume-Uni recourt à des sociétés privées pour sous-traiter des missions auparavant réalisées par son administration publique. La société française Atos s’est vue confier la tâche de mettre en œuvre la réforme des pensions que perçoivent invalides et handicapés. Et d’évaluer leur aptitude au travail. Résultat : malgré des pathologies lourdes, plusieurs dizaines de milliers de bénéficiaires ont été recalés et exclus de ce système de protection sociale. Les recours se multiplient et la colère gronde contre les méthodes d’Atos.

Evaluer l’aptitude au travail des personnes invalides et handicapées. Telle est la mission que le gouvernement britannique a confiée à l’entreprise française Atos, dirigée par l’ancien ministre de l’Economie Thierry Breton, à l’occasion d’une réforme de cette protection sociale, entamée en 2011. Les 2,6 millions de personnes qui bénéficiaient de ces différentes pensions d’invalidité et d’aides aux handicapés basculent dans un nouveau système de prise en charge, l’Employment and Support Allowance (ESA), censé simplifier et unifier l’ensemble de ces aides.

Ce n’est donc plus à l’administration britannique de vérifier que les bénéficiaires des anciennes aides ne sont vraiment pas en mesure de travailler, à cause de leur état de santé ou de leur handicap, et de leur attribuer une pension en conséquence. Mais à Atos. Si une personne est jugée apte, elle n’aura plus le droit de percevoir cette allocation – d’un montant moyen de 500 euros mensuels pour une personne de plus de 25 ans. Elle sera alors considérée comme demandeur d’emploi. Et pourra seulement prétendre à une aide de 350 euros pendant six mois. Elle coûtera donc moins cher à la sécurité sociale britannique... Gestion des prestations sociales, du droit d’asile, des prisons (lire notre article), du système de justice : le Royaume-Uni fait figure de pionnier européen pour confier la sous-traitance des services publics à des sociétés privées.

Trier les aptes et les inaptes au travail

Réaliser ce tri entre aptes et inaptes pour le compte du Département du travail et des retraites britannique (Department of Work and Pensions, DWP) rapporterait 134 millions d’euros par an à Atos. Qui s’est attelé à la tâche avec zèle depuis 2011, d’autant que tout doit être terminé cette année. Ses « évaluateurs » examinent plus de 700 000 dossiers d’allocataires chaque année, sur la foi d’une méthodologie de plus en plus contestée, l’« évaluation d’aptitude au travail » (Work Capacity Assessment, WCA). Celle-ci consiste à noter le niveau d’invalidité des demandeurs avec un système de points, qui déterminera le montant de la pension. Une note trop faible, et vous basculez dans la catégorie demandeur d’emploi. Résultat : plus de la moitié des demandes seraient désormais refusées. Les témoignages de personnes invalides subissant ces contrôles ou confrontées à la lenteur administrative d’Atos font désormais régulièrement la une des journaux britanniques. Et les histoires tragiques se multiplient : des personnes handicapées « évaluées » se sont suicidées, d’autres sont jugées « aptes au travail » alors qu’elles agonisent sur un lit d’hôpital.

« J’ai reçu l’instruction de modifier mes dossiers, et de réduire le nombre de points dont auraient pu bénéficier les ayant droits. Cela m’a semblé une faute, professionnellement et éthiquement », raconte Greg Wood, ex-évaluateur chez Atos, dans un documentaire diffusée par la BBC [1]. « Une autre lanceuse d’alerte, Joyce Drummund, ancienne infirmière chez Atos, a raconté à un journal écossais, le Daily Record, avoir reçu l’instruction de réduire la note d’ayant droits dont elle savait qu’ils étaient inaptes au travail », relate Jennifer Kennedy, contributrice du site OpenDemocracy [2]. « Nulle part dans le système il n’y a d’objectifs chiffrés [de réduction des allocations] », avait démenti l’ancien ministre de l’Emploi, le conservateur Chris Grayling. Mais l’intégralité du contrat d’externalisation passé entre le gouvernement et Atos n’a pas été dévoilé.

Protestation de la British Medical Association, rapport très critique d’une commission d’enquête parlementaire en 2013, reportages accablants, rien n’y fait, les évaluations continuent. Les radiations massives aussi. Et les recours d’allocataires lésés contre Atos se multiplient. Les Citizen Advice Bureaux, des associations qui assistent les citoyens britanniques dans leurs démarches administratives, déclarent avoir traité un demi-million de contestations liés à l’allocation handicap depuis trois ans et la mise en place du nouveau système d’évaluation.

Mauvaises décisions

42% des procédures en appel aboutissent, contredisant les décisions d’Atos de reclasser des invalides en demandeurs d’emploi. Une marge d’erreur impressionnante, surtout quand elle pénalise la vie de dizaines de milliers de citoyens. « Je ne peux plus supporter le stress, la douleur et la fatigue qu’Atos n’arrête pas de m’occasionner... Il n’y a absolument aucun doute sur le fait que j’ai droit à cette allocation, même Atos a admis dans une de ses réponses qu’ils avaient assez d’attestations dès le départ pour confirmer que j’étais inapte au travail. On ne peut que se demander pourquoi ils font tout ça », témoigne une personne invalide.

Selon des chiffres dévoilés par le Parti travailliste, les frais judiciaires liés aux procédures ont triplé en quatre ans, passant de 21 à 66 millions de livres (de 25,5 à 80 millions d’euros). « Le système actuel produit trop de mauvaises décisions, qui occasionnent inévitablement des coûts supérieurs pour le contribuable », accuse, en août dernier Sarah Lambert, responsable des politiques publiques pour la National Autistic Society (NAS, Société nationale pour l’autisme).

Le gouvernement britannique et la firme française viennent de répondre à leur manière à la multiplication de ces contestations en justice. Selon The Independent, les demandeurs qui feraient appel à la décision d’Atos se verront désormais privés de leur allocation durant toute la durée de la procédure. Et contraints de faire réévaluer l’ensemble de leur dossier avant de pouvoir saisir les Citizen Advice Bureaux. Pour le directeur général de ces structures d’appui aux citoyens, ces nouveaux obstacles « signifient que des milliers de gens seront forcés de se débrouiller tout seuls, sans source de revenus. Le meilleur moyen de réduire le nombre et le coût des appels est de s’assurer que les décisions prises sont bonnes au premier coup, plutôt que de les forcer à passer par des étapes supplémentaires inutiles et stressantes. » Pour le porte-parole de l’entreprise, « les appels se font contre les décisions [de l’administration britannique], pas contre Atos. » Une journée nationale d’action est prévue outre-Manche le 19 février prochain, soutenue par des organisations de défense des personnes handicapées, des mouvements sociaux, des syndicats et des partis politiques (Verts, Labour).

Ivan du Roy, avec l’Observatoire des multinationales

Photo : CC James Clear