Economie de transformation

Quand l’avenir de l’humanité dépend d’un doughnut, symbole d’un « espace juste et sûr » pour tous

Economie de transformation

par Marie Drique (Revue Projet)

L’avenir de l’humanité dépend-il d’un doughnut ? C’est à partir de cette image d’une viennoiserie américaine que l’économiste Kate Raworth explique le lien intrinsèque entre inégalités sociales et limites environnementales. Avec l’objectif d’assurer un bien être minimal à l’ensemble de l’humanité sans franchir les seuils physiques et écologiques – dérèglement climatique, disparition de la biodiversité, pénurie d’eau potable… – qui la mettraient en danger. « Le défi est aujourd’hui de repenser l’économie de sorte qu’elle ramène toute l’humanité au sein de cet espace juste et sûr, au lieu de nous en expulser », estime-t-elle. Entretien à lire, sans forcément dévorer un doughnut.

Revue Projet : En 2012, vous avez publié une étude pour Oxfam intitulée « Un espace sûr et juste pour l’humanité : le concept du doughnut » [1]. Drôle de choix que ce gâteau américain comme concept !

Kate Raworth  [2] : Le doughnut est une bonne représentation du défi majeur pour l’humanité au 21e siècle. L’anneau intérieur délimite le plancher social du bien-être, reprenant les éléments essentiels, reconnus au niveau international, pour une vie digne et faite d’opportunités : une alimentation suffisante, la santé, l’éducation, le logement, l’énergie… tout en visant plus d’équité sociale et d’égalité hommes-femmes. L’anneau extérieur est celui du « plafond environnemental », qui traduit la pression que l’humanité peut exercer sur les systèmes vitaux de la terre sans risquer de les mettre en péril en provoquant, à des niveaux dangereux, le changement climatique, la perte de biodiversité ou la destruction de la couche d’ozone. C’est entre ces limites sociales et planétaires que se trouve un espace juste et sûr pour l’humanité pour assurer les besoins et les droits de tous dans les moyens de notre planète.

L’image du « doughnut » a germé quand j’ai découvert, en 2009, le schéma qui décrivait les « 9 limites de la planète » : j’ai perçu comment ce diagramme faisait franchir un pas important dans la réécriture de l’économie. Il démontrait clairement que l’économie globale doit opérer à l’intérieur de limites qui bornent la pression qu’elle peut exercer sur des écosystèmes essentiels au maintien de la vie. Je travaillais alors chez Oxfam, entourée de travailleurs humanitaires qui répondaient à la dernière crise alimentaire au Sahel et de militants qui réclamaient des services de santé et d’éducation décents pour tous. J’ai pensé intégrer ces questions de justice sociale dans le diagramme.

C’est ainsi que j’ai dessiné un « anneau » intérieur, représentant les limites sociales en complément des limites planétaires. Et quand j’ai montré le résultat à l’un des scientifiques à l’origine du concept de limites planétaires, il a dit aussitôt « c’est le diagramme dont nous manquions ! Ce n’est pas un cercle, c’est un doughnut ». Depuis, le nom s’est imposé ! Bien sûr, il paraît dérisoire au premier abord, trop ludique pour une question aussi grave, mais il suscite tant de curiosité et d’intérêt qu’il nous encourage à utiliser des métaphores que l’on n’oublie pas !

Le concept du doughnut © Kate Raworth / Oxfam (voir le rapport d’Oxfam sur le sujet)

Vous avez pris onze objectifs sociétaux et neuf limites planétaires pour former l’« espace sûr et juste pour l’humanité ». Pourquoi ces indicateurs ? Peut-on fixer des seuils absolus ?

Ce sont des scientifiques de premier plan qui estiment que neuf processus terrestres critiques permettent, ensemble, de maintenir de bonnes conditions de vie sur Terre – des conditions appréciées par l’humanité ces onze mille dernières années, à l’ère de l’Holocène. Bien sûr, ces limites ne sont pas absolues : nous pouvons les franchir – nous l’avons déjà fait – mais il existe des barrières de sécurité au-delà desquelles les risques de changements irréversibles du système terrestre sont significativement plus élevés. Imaginez une chute d’eau vertigineuse, mais qu’on ne perçoit pas en amont de la rivière ; ce serait de la folie de mener votre bateau jusqu’à son bord, vous seriez sûrement emporté dans la chute.

Nous avons besoin de panneaux de signalisation pour nous dire « Danger ! Ne dépassez pas ce point ! ». Les limites planétaires jouent précisément ce rôle. Les scientifiques ne peuvent pas situer avec exactitude les points de basculement – le niveau de hausse des températures qui provoquera la fonte des glaces du Groenland ou qui annihilera la capacité de l’Amazonie à agir comme poumon de la terre... Aussi fixent-ils des frontières au-delà desquelles le danger augmente rapidement.

Quant aux onze dimensions du plancher social, j’ai examiné les contributions des États en vue de la conférence de l’Onu Rio+20, en 2012 : j’ai retenu chacune des priorités sociales soulignée par au moins la moitié des gouvernements du monde. Pas plus que les limites planétaires, le plancher social ne présente un seuil absolu, mais il identifie des niveaux de privation en-deçà desquels les gens ne peuvent survivre, ou certainement pas vivre dignement.

En dessous d’un certain apport en calories, on souffre par exemple de sous-nutrition, à l’origine de retards de croissance chez les enfants et de maladies chroniques. Le manque d’eau potable et d’hygiène favorise des épidémies de choléra et de diarrhée qui tuent des millions de personnes chaque année. Pour d’autres besoins sociaux, le doughnut reprend simplement le niveau défini, de longue date, comme décent dans le droit international des droits de l’homme ou les objectifs reconnus sur le plan mondial.

Existe-t-il un pays, ou une communauté, vivant d’ores et déjà dans cet « espace juste et sûr » ? Sinon, un tel espace est-il atteignable ?

Je serais étonnée qu’un tel lieu existe. La trajectoire du capitalisme industriel, poursuivie depuis deux siècles par de nombreux pays, est fondée sur un paradigme de développement économique qui ne prête guère attention aux systèmes naturels essentiels au maintien de la vie, qui considère l’inégalité sociale comme une étape inévitable du progrès et qui s’est construit sur l’exploitation des colonies. Dès lors, comment serait-il surprenant qu’en ce début du 21e siècle, nous ayons franchi les deux frontières du doughnut ? Tout le défi est aujourd’hui de repenser l’économie de sorte qu’elle ramène toute l’humanité au sein de cet espace juste et sûr, au lieu de nous en expulser.

Les fondamentaux des sciences économiques sont en cause. À quoi sert l’économie ? Comment fonctionne-t-elle ? Quel est le rôle des acteurs économiques que nous sommes ? Si nous voulons conserver la moitié d’une chance d’entrer dans l’espace juste et sûr dans les décennies qui viennent, quel doit être l’imaginaire des étudiants en économie, des responsables politiques et des dirigeants d’entreprises ? Les réponses ne résident certainement pas dans la mentalité dominante aujourd’hui.

Comment abordez-vous la question des inégalités ?

L’ampleur des inégalités globales et nationales, à la fois en termes de revenus et d’usage des ressources, contribue largement à expliquer comment l’humanité s’est débrouillée pour crever le plafond des limites planétaires tout en maintenant des millions de personnes sous le plancher social. Près de 13 % de la population mondiale souffre de la faim alors qu’il suffirait de 3 % de la production alimentaire mondiale pour satisfaire ses besoins essentiels. 30 à 50 % de cette production est perdue après la récolte, gaspillée dans les chaînes d’approvisionnement des supermarchés ou jetée à la poubelle. Près de la moitié des émissions mondiales de CO2 sont occasionnées par 10 % de la population – je les appelle « carbonistas ». La réduction des inégalités extrêmes d’accès aux ressources et d’usage est la clé pour faire des progrès aux deux limites du doughnut.

Qu’est-ce qui empêche d’introduire l’idée de limites dans nos processus de décisions ?

La notion de « limites » est délicate pour les cercles politiques et les milieux d’affaires. Elle suscite même une certaine hostilité : on la présente volontiers comme une contrainte face au désir d’innover, au dépassement, un obstacle à des découvertes fondamentales. Pourtant, nous vivons dans nos limites biologiques et nous nous développons grâce à elles. Nous savons respecter les limites de notre corps pour rester en bonne santé : manger suffisamment mais sans excès, se protéger du froid sans trop se chauffer, élever son rythme cardiaque sans risquer une attaque. Quand votre enfant a de la fièvre, vous faites tout pour que celle-ci baisse. Nous nous portons mieux quand nous vivons à l’intérieur des limites des systèmes vivants, mais notre modèle centré sur la croissance résiste ! Dépasser cette obsession pour la croissance est une des transformations les plus difficiles et les plus nécessaires de notre siècle.

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Quelles réactions votre travail a-t-il suscitées dans les milieux politiques et économiques ? A-t-il fait évoluer le monde associatif ?

Lors de la première publication sur le doughnut, j’ai été impressionnée par l’écho qu’il a rencontré au niveau international ; jamais je n’avais imaginé à quel point cette image pouvait ouvrir le débat et aider à façonner une nouvelle vision du progrès. Le diagramme était littéralement sur la table des négociations à l’Onu, au moment de déterminer les Objectifs de développement durable. Au niveau local, le doughnut a été utilisé par des urbanistes, de l’Afrique du Sud à la Suède, pour esquisser une vision d’avenir de la ville ou du quartier, afin de satisfaire les besoins des habitants tout en respectant les systèmes vivants dont nous dépendons.

Au sein des ONG, beaucoup ont trouvé le diagramme utile parce qu’il insère les questions sociales et environnementales dans une même sphère, un même débat. Le doughnut a permis à des organisations environnementales (comme WWF) d’affirmer une double préoccupation de justice sociale et de protection de l’environnement, et à des ONG de solidarité de souligner combien le bien-être humain dépend du bien-être de la planète. Oxfam Grande-Bretagne, par exemple, a décliné le concept dans des analyses, du Royaume-Uni à l’Afrique du Sud, qui servent ensuite à élargir le débat public sur le progrès économique et social visé dans chacun de ces pays.

Vous relevez que des approches alternatives, telles que le féminisme, l’économie écologique, la pensée systémique et la science du système terrestre, offrent des éléments de discernement précieux pour assurer la réalisation du bien-être humain pour tous dans les moyens de cette planète. Quelle est la contribution du féminisme à votre réflexion ?

Un courant important de l’économie féministe met en évidence la contribution inestimable au bien-être humain de tous ceux qui travaillent dans l’économie domestique. Ils réalisent un travail non rémunéré dont dépendent la nourriture, l’amour, l’empathie, l’enseignement, le soin aux malades, la socialisation des enfants, le linge, l’état de la maison, etc. Ce travail, accompli essentiellement par les femmes dans le monde entier, subventionne implicitement l’économie de marché, permettant à la force de travail, facteur de production, d’être mobilisée pour des tâches rémunérées. Le travail domestique n’est pas reconnu dans la théorie économique dominante, il est peu soutenu et mal récompensé. Reconnaître son rôle est une étape clé pour promouvoir le bien-être et l’égalité hommes-femmes.

Le doughnut est défini à partir de données scientifiques, mais les questions écologiques et sociales sont aussi comprises à travers des héritages culturels qui contribuent à former nos identités, nos imaginaires. La rationalité scientifique suffira-t-elle à nous mener vers « l’espace juste et sûr pour l’humanité » ?

Le doughnut s’appuie sur les sciences naturelles pour montrer l’importance de l’intégrité écologique afin de maintenir l’intégrité de notre foyer planétaire, mais ce n’est qu’un point de départ. J’ai l’intention de travailler avec toutes sortes d’artistes pour tenter de transformer les « sept façons de penser » au cœur de l’économie du doughnut en photos, en danses, en films, en spectacles de marionnettes, en comédies, en tricot, en musique et en poésie. Les sciences économiques ont trop longtemps été présentées comme une question cérébrale, coincée du côté rationnel logique de notre cerveau. Il est temps de les explorer avec son côté artistique pour imaginer et comprendre à nouveau le monde vivant, la place que nous y occupons et ce que signifie vivre bien au sein de cette maison partagée qu’est la planète.

Propos recueillis par Marie Drique. Traduits de l’anglais par Solange de Coussemaker et Marie Drique

 Entretien issu du dernier numéro de la Revue Projet (13 euros), à commander ici :

Notes

[1Voir aussi le livre à paraître, Doughnut Economics : seven ways to think like a 21st century economist, Random House (Royaume-Uni) et Chelsea Green (États-Unis), 2017.

[2économiste, chercheuse associée à l’Institut sur le changement environnemental de l’Université d’Oxford. Pour consulter son site (en Anglais).