Extrême-droite

Non, le FN n’a pas changé.

Extrême-droite

par Ivan du Roy

Marine Le Pen veut faire croire à la normalisation de l’extrême droite. Pourtant, le culte de la violence et la haine des étrangers restent vivaces. Le FN n’a pas évolué, en tout cas pas comme certains feignent de le croire.

Cet article a été initialement publié dans l’hebdomadaire Témoignage Chrétien

Ça ravale sec à Saint-Cloud. Le Pen père et fille ont entrepris une vaste opération de séduction en vue de l’élection présidentielle. En septembre déjà, lors du discours de Valmy sur la République, largement inspiré par l’essayiste rallié à l’extrême droite Alain Soral, l’ancien parachutiste tend la main aux « Français d’origine étrangère ». Puis une affiche de campagne crée la surprise : celle où figure une jeune métisse. Mi-février, le leader d’extrême droite visite dans la Somme un cimetière où sont enterrés des coolies chinois victimes de la Première Guerre mondiale. Enfin, lors de son meeting de Lille, le 25 février, il vilipende la « mondialisation menée à marche forcée » et rend hommage à « la lutte syndicale ». Marine Le Pen serait-elle en passe de gagner son pari ? Faire du FN un parti à peu près présentable et non un agglomérat de ce que la France compte de mouvements d’extrême droite, des intégristes catholiques aux nationalistes révolutionnaires adeptes du paganisme ? Dans la rue aussi, le FN tente de rendre sa mue crédible. Le temps des heurts sur les marchés avec les militants antiracistes, des parades de gros bras ou des provocations de crânes rasés pendant les défilés semblent révolu. L’heure est aux sourires vers les électeurs issus de l’immigration, aux oeillades à l’égard du monde ouvrier. En apparence.

L’entreprise de ravalement a commencé il y a plus de dix ans. « Le vrai tournant, c’est 1995 », précise Jean-Yves Camus, spécialiste des droites extrêmes française et européennes, et collaborateur d’un Dictionnaire de l’extrême droite, édité début mars (Larousse). « Le FN réalise alors que la porosité entre le parti et les groupuscules de la mouvance radicale est néfaste, qu’il n’est pas possible de conserver une image aussi déplorable et de prétendre accéder au pouvoir ou passer des accords électoraux. » Nous sommes le 1er mai 1995. Jean-Marie Le Pen vient d’engranger 4,5 millions de voix, soit 15 % des suffrages au premier tour de l’élection présidentielle. Le FN est alors incontournable dans la vaste famille nationaliste. Les troupes frontistes défilent à Paris, en direction de l’Opéra. En marge du cortège, vers 11h, trois jeunes skinheads, venus de Reims dans des cars affrétés par le FN, précipitent un jeune homme de 29 ans dans la Seine. Brahim Bouarram meurt noyé parce qu’il était marocain. Jean-Marie Le Pen évoque un simple « incident ». Deux mois plus tôt, le candidat d’extrême droite prenait la défense de trois militants frontistes marseillais. Lors d’un collage d’affiches, le 21 février dans les quartiers nord de Marseille, ceux-ci ouvrent le feu sur un attroupement. Un lycéen de 17 ans, Ibrahim Ali, est tué d’une balle de 22 long rifle, tiré dans son dos. Les trois militants FN sont condamnés à quinze, dix et deux ans de prison. Les « Français d’origine étrangère » n’ont pas toujours été invités par le leader du FN, comme il l’a déclaré à Valmy, « à [se] fondre dans le creuset national » autrement que morts et enterrés.

Le « recentrage » fleure bon l’imposture

Ces deux meurtres constituent alors la face la plus dramatique d’une longue série d’affrontements qui émaillent les années 1990, et dans lesquels sont impliqués des sympathisants, des militants, voire des élus du FN. De Vitrolles à Mantes-la-Jolie, de Chartres à Montceau-les-Mines, de marchés en meetings, les gros bras en blazer bleu marine du DPS (Département protection sécurité, le service d’ordre lepéniste) ou leurs jeunes supplétifs en bombers kaki ou blouson de cuir s’illustrent par leur violence. À Chartres, en 1992, le DPS aidé d’activistes du Gud (Groupe union défense, groupuscule étudiant d’extrême droite) et de skinheads des JNR (Jeunesse nationaliste révolutionnaire) s’attaquent à des militants antifascistes. À Montceau-les-Mines, à l’occasion d’une réunion publique en octobre 1996, le DPS n’hésite pas à charger une contre-manifestation, armé de casques, de boucliers et de matraques. À Mantes-la-Jolie, en mai 1997, Le Pen et ses gardes du corps agressent la candidate socialiste locale. Le Pen est condamné à trois ans de prison avec sursis et à un an d’inéligibilité. La même année à Vitrolles, ville alors administrée par le couple Mégret (récemment condamné pour détournement de fonds publics), des anciens membres du DPS et du Gud s’en prennent violemment à des chauffeurs routiers en grève. La lutte syndicale n’a pas toujours été en odeur de sainteté... La liste est loin d’être exhaustive et la tension est telle que, fin 1998, une commission d’enquête parlementaire examine les agissements du DPS. De la création de ce service d’ordre, en 1987, à la remise du rapport en 1999, la commission dénombre près d’une centaine d’infractions, allant de la menace verbale à l’agression physique, en passant par l’usurpation du rôle des forces de l’ordre - à plusieurs reprises, des membres du DPS ayant illégalement procédé à des contrôles d’identité à l’encontre de militants de gauche.

Avec un tel curriculum vitae, l’actuelle opération de recentrage fleure bon l’imposture. « C’est un ravalement cosmétique de façade, estime Jean-Yves Camus. Le programme du FN comporte les mêmes mesures qu’avant ». La peinture encore fraîche dissimule mal la nature des fondations. Les vieilles amitiés sont toujours là, aussi bien au plan hexagonal qu’européen. Plusieurs sections du Front national de la jeunesse (FNJ), en Alsace ou en Loire-Atlantique, conservent des liens avec le Bloc identitaire. Succédané de l’ultra droite, les identitaires ont défrayé la chronique en organisant des soupes populaires à base de cochon, excluant donc musulmans et juifs. L’année dernière, cinq militants « identitaires » niçois sont condamnés à des peines d’emprisonnement ou des amendes pour avoir agressé deux personnes d’origine africaine. Leurs camarades du FNJ niçois collaborent étroitement avec les Italiens de Forza Nuova, très portés sur la violence. Plusieurs partis d’extrême droite européens sont d’ailleurs traditionnellement invités à la fête annuelle du FN, tels les Allemands du NPD, qui n’hésitent pas à organiser des marches en mémoire d’Adolf Hitler ou de Rudolf Hess. Vous avez dit recentrage ?

« Le FN est devenu une armée mexicaine »

L’ambiance de violence qui prévalait il y a une dizaine d’années est cependant apaisée. Mais est-ce vraiment une stratégie délibérée ? « L’appareil s’est affaibli. Ils n’ont plus de force de frappe ni d’encadrement. Le DPS, c’est à peine une centaine de personnes. Le travail d’enracinement est quasiment absent, sauf dans de rares endroits, comme à Lyon où le FN, dans l’entourage de Bruno Gollnisch, c’est l’Oeuvre française (1), décrit Pierre Grosz, l’un des animateurs de la revue antifasciste Réflexes. Le FN est devenu une armée mexicaine qui n’existe que par les élections. Pour les législatives, ils seront même obligés de racoler des gens qui n’en sont plus membres ». Un paradoxe cinq ans après la présence au second tour de la présidentielle du leader d’extrême droite. « À Paris, par exemple, la présence du FN sur les marchés est inexistante. Le FN n’a jamais retrouvé sa capacité militante d’avant la scission de 1998. Et la déperdition n’a pas profité au Mouvement national républicain (MNR) de Bruno Mégret », ajoute Jean-Yves Camus.

Si la violence physique a baissé d’intensité, c’est surtout faute de combattants. Mais l’agressivité verbale demeure. Entre incitation à la haine et contestation de crimes contre l’Humanité, les dérapages se sont poursuivis après 2002. Le site de l’association Ras l’front dresse la longue liste de ceux qui ont été sanctionnés par la justice. Deux conseillers régionaux du FN, les Alsaciens Patrick Binder et Xavier Codderens, sont ainsi condamnés en 2005 pour provocation à la discrimination et à la haine raciale ou religieuse. Idem pour une conseillère régionale de Rhône-Alpes, Germaine Burgaz. Un an plus tôt, lors d’un débat sur la politique de la ville, elle déclare : « Quelle cohabitation ? Quand certaines villes comptent déjà plus de 65 nationalités ou races différentes [...]. D’ailleurs n’y en aurait-il que deux, l’arabe et la juive, que nos rues seraient déjà à feu et à sang ». Chassez le naturel, il revient au galop, chevauché par une Jeanne d’Arc de pacotille, comme à chaque défilé du 1er mai.

Jeanne d’Arc de pacotille

Malgré tous les efforts de sa fille, Le Pen père n’en est pas exempt. « Dans le Marais de Paris, on peut chasser le chapon sans date d’ouverture ou de fermeture, mais dans le marais de Picardie, on ne peut chasser le canard en février », lance-t-il le 20 février devant un auditoire de chasseurs. Les homosexuels seraient un vulgaire gibier d’eau. Il a remis ça à Marseille le 3 mars, à propos des immigrés cette fois, cautionnant la traque d’enfants sans-papiers scolarisés et de leur famille, lancée par le ministre-candidat Sarkozy. Selon Le Pen, les enfants « ne doivent pas être séparés de leurs parents » et devraient donc être expulsés avec eux... Il faut bien donner quelques gages à la mouvance radicale d’extrême droite qui digère mal les signes d’ouverture vers un électorat plus large. Mais dans un contexte de surenchère permanente sur la banlieue, les « clandestins », les jeunes délinquants, voire les musulmans, le discours du FN passe de plus en plus inaperçu. Il n’a pas changé. On l’a banalisé.

Toute l’extrême droite ne tourne plus autour du FN. « Nous sommes revenus aux années 80. Le FN est important, mais il ne fait plus la pluie et le beau temps comme dans les années 90. Les groupuscules tirent profit du moindre faux pas », observe Pierre Grosz. Ces groupuscules refleurissent : les « identitaires » à Paris et Nice, le mouvement Alsace d’abord, le Renouveau français - des catholiques nationalistes inspirés par Charles Maurras et Maurice Barrès - ou le Rassemblement des étudiants de droite (Red), qui regroupe jeunes du FNJ, du Renouveau français, des royalistes ou des partisans de Philippe de Villiers. « En interne, chaque courant du FN s’appuie sur l’extérieur. Face à Marine, Bruno Gollnisch joue clairement la carte des radicaux », ajoute le militant de Réflexes. La guerre de succession approche. « Le FN a un électorat fidélisé mais gelé. Le Pen reste la référence. Ensuite, on peut parier sur un éclatement de l’appareil entre Gollnisch et Marine Le Pen, entre un vieux courant nationaliste français et une droite reposant sur des valeurs très conservatrices, mais tenant compte de son époque », analyse Pierre Grosz. « Le fait de mettre une Antillaise sur une affiche n’est pas qu’une façade. La France, c’est aussi cela, on ne reviendra pas en arrière, disent-ils. Ce n’est plus la préférence nationale aux Blancs mais aux Français. A côté, il y a ceux, comme Gollnisch, Carl Lang (député européen) ou Patrick Binder qui ne veulent pas de cette France-là, qui, comme une majorité des militants de base, gardent une vision ethnique de la France ». Une nouvelle scission en perspective.

L’absence de débouchés électoraux va-t-il relancer l’engrenage de la violence ? En 2002, après le raz-de-marée anti-Le Pen du second tour, un militant du groupe Unité radicale, Maxime Brunerie, tentait d’assassiner Jacques Chirac avec une carabine lors de la parade du 14 juillet. Un acte apparemment isolé, même s’il est « difficile de ne pas y voir un lien avec le résultat des urnes », comme le suggère Jean-Yves Camus. « Jusqu’à quand plus de 15% de l’électorat votera-t-il pour un parti qui n’a aucune prise sur le réel ? », s’interroge le chercheur. « Le FN n’a jamais été au gouvernement, ne participe pas aux majorités des conseils régionaux, ne possède plus de municipalités d’importance, ni aucun conseillers généraux. C’est une situation exceptionnelle dans les extrême-droites européennes ». Quant au MNR, « cela va devenir le CNI (Centre national des indépendants) de 2010, les élus en moins », sourit Pierre Grosz. Des actions plus radicales tenteront-elles la frange la plus dure ? Tous courants confondus, l’extrême droite extra-parlementaire est estimée à trois mille militants et sympathisants. « Les groupes qui ne se retrouvent pas dans le front ont désormais le champ libre. Les groupuscules sont plus costauds et plus autonomes qu’il y a dix ans. Mais ils restent confrontés à une réalité : les jeunes de 18-24 ans sont dépolitisés. Il n’y en a pas des masses qui seront susceptibles de faire n’importe quoi », estime le militant antifasciste. L’extrême droite a si souvent créé la surprise...

Ivan du Roy

(1) Groupuscule néo-fasciste fondé en 1969.


Les antifascistes ont le blues

Pierre Grosz (Réflexes) : « La diabolisation du FN l’a empêché d’arriver au pouvoir quand il était dangereux. Parallèlement, on constate une fatigue des milieux antifascistes. Cela fait vingt ans que résonnent les mêmes slogans. D’autres domaines de lutte se sont ouverts comme l’altermondialisme ou la décroissance. Le combat contre l’extrême droite passe au second plan. Cette lutte ne se motive que par l’urgence du danger. Aujourd’hui, quand les identitaires organisent une soupe au cochon, vingt SDF se déplacent. Cela ne fait pas vingt militants ! Mobiliser sur ce genre d’événements est à double tranchant : les adversaires se nourrissent l’un l’autre. Nous maintenons le travail de suivi et empêchons l’extrême droite de mener certaines actions sans en faire quelque chose de plus important qu’il n’est. »

Jean-Yves Camus (Ras l’front) : « Il y a une relative atonie des milieux antifascistes français par rapport à d’autres pays européens, alors qu’en France, l’extrême droite enregistre la réussite électorale la plus forte. C’est lié au caractère cyclique des mobilisations. Tout se passe comme si le FN est un phénomène que l’on souhaite oublier si tôt les élections passées. Il y a aussi une lassitude. Pourtant, sans la mobilisation qui a été la leur avant 2002, le FN aurait été plus important. En ne laissant rien passer, les antifascistes ont contribué au très fort taux de rejet du FN au sein de l’opinion. Ils ont considérablement aidé à la scission de Mégret. Le blues de 2002 coïncide aussi avec un repli sur la sphère personnelle - ce qui est bien compréhensible pour des militants investis depuis des années - et avec l’émergence d’autres formes de lutte. Logique, quand nous n’avons cessé de répéter que les causes de la montée du FN sont politiques et sociales et que le combat antifasciste ne saurait suffire. »