Luttes sociales

Séquestrations de patrons : paroles d’ouvriers face à l’emballement médiatique

Luttes sociales

par Julien Brygo

C’est « la crise » et, une fois n’est pas coutume, les médias s’intéressent à ses victimes. Surtout quand celles-ci ne se laissent pas faire. Comment les ouvriers, récemment placés sous les feux des projecteurs, ont-ils vécu cet emballement autour de leurs actions ? Comment ont-ils perçu les discours médiatiques sur leurs luttes sociales ? Basta! est parti à la rencontre de salariés de 3M Santé, à Pithiviers (Loiret) et de Caterpillar, à Grenoble (Isère), deux conflits fortement médiatisés. Voyage dans deux entreprises emblématiques de la colère des ouvriers français...

Photo : Nicolas Benoit, délégué syndical CGT de Caterpillar

« On comprend... » Tout le monde « comprend, bien sûr, la colère » de ceux qui « séquestrent » leur patron ou saccagent une sous-préfecture [1]. Deux petits mots qui permettent aussi d’en annoncer d’autres, un peu moins doux. Il y a des ministres : « On peut parfaitement partager leur tristesse » (Brice Hortefeux). Des représentants du patronat : « La crise économique à laquelle nous sommes confrontés génère beaucoup de souffrances individuelles et collectives, pour des salariés, bien sûr, et aussi pour des chefs d’entreprise. » (Laurence Parisot). Il y a même des chefs d’entreprise séquestrés. Ainsi Marcus Kerriou, patron de Molex, retenu 24 heures le 21 avril dans un bureau de l’usine de Villemur-sur-Tarn (Haute-Garonne), comprend « tout à fait » : « Vous avez des personnes qui en moyenne sont 23 ans dans cette usine (...) et qui sont très attachés à cette usine, et je comprends tout à fait qu’ils ont des sentiments négatifs quand on dit que nous devons fermer cette usine, qu’elle n’est plus viable ; là ils ne comprennent pas. C’est déplorable qu’il y ait des gens qui perdent leur emploi. » (France 5, 23 avril). Même les journaux, les télévisions, les radios, qui en temps normal ignorent l’information sociale, en rajoutent dans la compassion et se précipitent à chaque annonce de séquestration. « Leur décision de restructuration, sans doute rationnelle, est froide, et ceci ne peut qu’aviver la frustration de ceux qui en sont les victimes », s’aperçoit le chroniqueur Jean-Michel Apathie (09/04). Et si nous allions voir les principaux concernés.

Pithiviers (Loiret), usine 3M, 4 mai 2009

Il est onze heures trente. Le bus de la société privée s’enfonce dans le Loiret. Un paysage de champs de colza et de villages sans clochers se dessine derrière les vitres. Pithiviers, 10.000 habitants et un employeur devenu célèbre : 3M Santé. À l’entrée de la ville, une pancarte posée sur un rond-point indique : « Pithiviers solidaire des salariés de 3M Santé ». L’usine est à quelques jets de pierre de là. C’est ici qu’a eu lieu la seconde « séquestration », le 25 mars dernier. Les ouvriers appellent cela une « auto-retenue » et en rigolent joyeusement, tant leur petit coup de force (36 heures) est ridicule face à la violence adverse. Sur 235 salariés, 110 postes sont supprimés dans cette usine, malgré un bénéfice net de 3,46 milliards de dollars pour le groupe 3M l’an dernier. Les dividendes reversés aux actionnaires ont augmenté de 8,67% par an en moyenne depuis 2003. 3M est l’une des trois multinationales états-uniennes à augmenter, malgré la crise, le versement des dividendes à ses actionnaires au premier trimestre 2009 (avec Coca-Cola et Colgate). Pas de doute, nous sommes bien dans une entreprise qui se sert de la crise pour rapatrier sa production sur ses sites anglais ou américains.

Dans la salle du Comité d’entreprise, Jean-Francois Caparros, technicien en production depuis 31 ans, concerné par le plan de licenciement, explique les différentes étapes du déferlement médiatique. « L’annonce du plan de licenciement a été faite le 15 décembre. À partir de cette date, aucun média national ne s’est déplacé. Seuls les médias locaux habituels : La République du Centre, France Bleu et France 3. L’action de retenue a eu lieu le 24 mars. Il a été libéré dans la nuit du 25 au 26. Le jour où on fait l’action, BFM est arrivée en premier, puis I-télé, les radios. Ensuite, c’est Reuters et France Bleu qui ont servi de déclic pour le reste de la presse. À part les médias locaux avec qui on travaille, qui essaient de voir comment ça se passe un mois après, personne n’est revenu ! », note ce délégué Force Ouvrière.

À Pithiviers, les salariés de 3M doivent faire face au sixième plan social depuis huit ans. Ce qui explique le fort taux de syndicalisation. À ses côtés, Jean-Claude Tabary, cariste (conducteur de chariot élévateur) de 50 ans, compare ces quelques heures à « un feu qu’on allume ». En quelques minutes se met en place une longue chaîne, qui part du bureau d’un cadre et qui finit dans les rédactions du monde entier. Avec les risques du décalé : « Si vous prenez le plateau de direction, on parle d’une "retenue". Dans les médias nationaux, on parle de "séquestration", et à l’international, c’est carrément une "prise d’otage". C’est effrayant comme on peut monter comme ça, dans les tours... » Cet homme grand, au crâne dégarni et à l’humeur joviale, a passé 27 ans à travailler à 3M Santé. Son père y travaillait déjà. « C’est lui qui a démarré la chimie », raconte-t-il fièrement, mais avec amertume, après avoir vu progressivement l’entreprise familiale devenir une entreprise financière.

« Sans séquestration, jamais les médias nationaux ne se seraient déplacés », estime-t-il. Autre fait indéniable : sans « séquestration », jamais les ouvriers de Pithiviers n’auraient vu leurs enveloppes de départ si élevées [2]. Pourtant, l’action est totalement improvisée : Luc Rousselet (directeur industriel de l’usine, ndlr) n’a pas voulu venir, donc ce sont les gens qui sont partis à sa rencontre pour discuter. Il y a eu discussion, ça a même duré assez longtemps. Au bout d’un moment c’est devenu stérile. Et hop, il est rentré dans son bureau. et voilà, terminé. On était toujours prêts à discuter, il n’a pas voulu... »

Cabinet de conseil Vae Solis Corporate, 16e arrondissement de Paris, 21 avril 2009

Dans les beaux quartiers de la capitale, on peut entendre un tout autre son de cloche. Au cabinet parisien Vae Solis, spécialisé en « stratégie d’information et de gestion de crise », le directeur, David Delavoet, explique qu’« on est face à des gens qui ont franchi la ligne rouge pour des raisons de désespérance. Il faut que leur patron puisse leur dire qu’on peut toujours revenir à un dialogue normal. » Il a imaginé une nouvelle offre, lancée mi-avril. Intitulée « Communiquer sous la contrainte », sa cible est très clairement définie : les dirigeants d’entreprise qui craignent d’être séquestrés par des salariés en colère. « un patron séquestré, c’est un patron humilié, et finalement c’est un patron qui perd sa crédibilité ». La communication est un métier et il n’est pas étonnant de voir qu’aujourd’hui, elle s’aligne sur des événements qui effraient : « La radicalisation des luttes sociales qui ne fait que commencer », prédit le directeur de Vae Solis. Il y a donc un nouveau filon à exploiter. Pour sa nouvelle offre, David Delavoet a recruté des anciens membres des forces spéciales et des membres des unités spéciales de la gendarmerie.

Violences sociales, traitement sécuritaire : le refrain est connu. Et de la « compréhension » à la prison, le chemin est balisé. Certains illustres chroniqueurs ne prennent d’ailleurs même pas la peine de « comprendre » les ouvriers et passent directement à l’étape suivante : la condamnation absolue de leurs résistances. « Lorsque des travailleurs sont mécontents dans la France révolutionnaire, les lois de la République sont suspendues. Ils peuvent kidnapper ou faire tout ce qu’ils veulent, la police n’interviendra pas parce qu’il est admis que les travailleurs ont tous les droits », estime ainsi le journaliste états-unien Ted Stanger, installé en France (25/03, abc.com). « Que l’on mette un doigt, un seul, dans l’engrenage de ce qu’il faut bien appeler la prise d’otage et le chantage - et l’expérience prouve que l’on glisse, de proche en proche, vers la négation de l’Etat de droit et vers le pire. C’est ainsi », s’alarme Bernard-Henri Lévy dans son bloc-notes du Point. Selon lui, les « séquestrations » de patrons, mènent au « passage à l’acte et au sang », celui de Munich en 1972 [3]. Rien que ça… La comparaison avec un cadre qui est chargé de supprimer 733 postes, et qui est forcé à dormir une nuit dans son bureau et des athlètes pris en otage, puis froidement tués, n’est-elle pas légèrement exagérée ?

Studio de France 2, 15e arrondissement de Paris, 23 avril 2009

Pour David Pujadas, les ouvriers en lutte ne sont pas encore des futurs terroristes palestiniens, juste des émeutiers en herbe. Un extrait du JT de France 2 (environ 5 millions de téléspectateurs par jour) demeure un morceau d’anthologie journalistique. Peu intéressé par le fond du dossier de l’usine Continental de Clairoix (Oise), le présentateur somme un délégué CGT de lancer un appel au calme après le saccage de la sous-préfecture. Ce soir-là, à 20h05, c’est à un médiateur de cité chaude que semble s’adresser le présentateur-vedette de France 2. Un médiateur (Xavier Matthieu, syndicaliste CGT) d’une barre d’immeuble (les ateliers de Continental, à Clairoix) où des agités (les ouvriers, dits « Conti ») ont « cassé » pour protester, non pas contre une bavure ou une discrimination, mais contre un plan social, à qui Pujadas, effrayé, demande :

 Xavier Matthieu, vous êtes délégué syndical CGT à l’usine Continental de Clairoix. On comprend bien sûr votre désarroi, mais est-ce que ça ne va pas trop loin, est-ce que vous regrettez ces violences ?

 Xavier Mathieu : Vous plaisantez j’espère !

 Je vous repose la question !

 Qu’est ce que vous voulez qu’on regrette ? Quelques carreaux cassés, quelques ordinateurs, à côté des milliers de vies brisées, ça représente quoi ? Il faut arrêter, là !

 Pour vous la fin justifie les moyens ?

 Mais attendez, on est à 28 jours de la fin Monsieur, dans 28 jours on sera à la fin, oui, ça sera la fin, monsieur. On est en train de nous expliquer que dans 28 jours le plan social sera bouclé et qu’on va aller à la rue. Je ne regrette rien. Personne ne regrette rien ici parce que vous avez pas vu des casseurs, vous avez vu des gens en colère, des gens déterminés, des gens qui ne veulent pas aller se faire démonter, crever. On veut pas crever. On ira au bout de notre bagarre. On a tenu cinq semaines, on a réussi à retenir les gens. C’est fini, les gens ils n’en veulent plus. Le gouvernement nous a fait des promesses, il s’était engagé à réunir une tripartite. Ça fait une semaine que ça dure, maintenant...

 Xavier Matthieu on entend votre colère, mais est-ce que vous lancez un appel au calme ce soir ?

 Je lance rien du tout. J’ai pas d’appel au calme à lancer. Les gens sont en colère et la colère, il faut qu’elle s’exprime. Il y a un proverbe, dans les manifestations, qui dit : « Qui sème la misère récolte la colère ». C’est ce qu’ils ont aujourd’hui. Y’ a plus de 1000 familles qui vont être à la rue, qui vont crever dans 23 mois avec plus rien, qui vont être obligées de vendre leurs baraques. Il faut tous que vous compreniez ça. On veut pas crever.

  Merci Monsieur Matthieu...

Grenoble, usine Caterpillar, 7 mai 2009

Retour chez les dangereux ouvriers, à l’usine Caterpillar de Grenoble cette fois. C’est le jour du verdict pour le référendum sur l’annualisation du temps de travail « proposée » par la direction aux salariés. La direction de Caterpillar promet de baisser le nombre de licenciés de 733 à 600 si les ouvriers qui restent acceptent de turbiner davantage, c’est-à-dire la nuit (prise collective de jours de RTT, mise en place d’horaires tournants…). Des journalistes sont venu interviewer les délégués syndicaux sur les conséquences du rejet de l’accord par 50,2 % par les salariés (un texte remodelé est adopté le 18 mai par la CFDT, FO et la CFTC mais rejeté par la CGT).

Jean-Christophe Solari, présentateur et JRI (Journaliste reporter d’images) à France 3 Rhône-Alpes accepte de revenir sur les quelques heures de folie qui ont mis Caterpillar sous les feux des médias. « C’était complètement improvisé », se souvient celui qui a couvert la « séquestration » - que les salariés appellent plus modestement une « retenue ».

Entre le 1er janvier et le 15 mai 2009, 683 articles parus dans la presse quotidienne française (nationale et régionale) contiennent le mot « séquestration ». Ce qui donne une moyenne de 85 articles par chacun des huit cas de séquestration, ou présentés comme tels (quand François Pinault, PDG du groupe PPR, est bloqué pendant à peine une heure dans un taxi, le 31 mars, par des salariés de la Fnac et de Conforama, les médias mentionnent une nouvelle « séquestration »). On appelle ça une « enflure », effectivement.

Les ouvriers de Caterpillar – dont une bonne centaine se sont affranchis des syndicats en créant un comité de grève fin février – ont décidé de retenir quatre cadres et le patron de Caterpillar France (en leur donnant à manger et en leur apportant même « des croissants le matin »), le 31 mars dernier. Même si l’action est improvisée, ils ont bien compris que c’est le seul moyen d’attirer les médias. De leur « donner à manger », dit Nicolas Benoit, délégué syndical CGT. Et ça a marché : camions, paraboles satellites, et journalistes campent pendant 24 heures, à l’affût, avant de se ruer au petit matin, pour la photo ou la petite phrase. Des cameramen de TF1 exigent « de l’action » en menaçant de partir si rien ne se passe.

Nicolas Benoit, est technicien depuis neuf ans à Caterpillar. Son boulot consiste à analyser les erreurs repérées par les logiciels dans les machines et apporter les solutions, pour 1.600 € net par mois. Si, au détour de la conversation, il lâche quelques phrases « radicales » (« la seule solution c’est d’en finir avec le capitalisme »), l’ouvrier est d’abord syndicaliste, tombé dedans tout petit grâce à ses parents communistes. Désormais, on le voit et on le lit partout : France 2, France 3, Le JDD, Canal +, L’Express… Le cégétiste assure avoir répondu à une centaine d’interviews. Les médias, il pense les avoir cernés depuis ce fameux 31 mars : « Suivre des élections, des manifs, ça ne les intéresse pas. Ce qui les intéresse, c’est quand ça pète. Il faut savoir que pendant ce que les médias ont appelé la « séquestration », c’était eux les plus pousse-au-crime. »

En photo : des dirigeants de Caterpillar sortent rapidement d’une réunion avec les syndicats à la Préfecture de l’Isère. Ils refusent de répondre à nos questions.

La presse a besoin de séquéstrateurs, et inversement. La presse locale grenobloise, Le Dauphiné Libéré (246 000 exemplaires officiellement) n’a pas fait une seule une sur les licenciements à Caterpillar aux mois de février et mars. Il faut attendre le lendemain de la séquestration : « Les « Cater » retiennent leurs patrons » (1/04). Les 733 licenciements n’avaient jusque-là guère ému Le Dauphiné Libéré. Pourquoi ? Coup de fil à un membre de la rédaction en chef, qui, très rapidement, crie au « procès d’intention » : « Vous rigolez j’espère ! Sur la une d’un journal, le titre de cadre est aussi important que le titre de « streamer », en haut de la page. Or, en mars, on en a fait six sur Caterpillar et on a écrit plus de 80 articles sur le conflit, qu’on a suivi depuis le début  » se justifie-t-il, légèrement énervé que nous lui présentions l’écart abyssal entre les treize « unes » réservées au sport et celles consacrées à Caterpillar, c’est à dire aucune, avant le 1er avril [4].

« Le véritable impact du plan social à Caterpillar, ce ne sont pas seulement 733 emplois, mais au total, 5000 ! C’est une catastrophe et si cela continue, on risque de se retrouver comme en Lorraine dans les années 1980. J’ai bien peur que la séquestration et l’hyper-médiatisation qui en a découlé, risque, malheureusement, de jouer en leur défaveur », explique cependant notre interlocuteur. Raison de plus pour en parler en priorité. A moins que le rythme effréné des rédactions locales, qui, en devenant de véritables machines économiques soumises à la rentabilité, ne les empêchent de «  prendre du recul » sur les informations qu’elles mettent en avant.

« Laminer les syndicats, avec l’aide des médias »

Les séquestrations sont loin de n’avoir intéressé que les médias locaux. L’annonce de ces actions, qualifiées par le magazine Time de « boss-napping », en référence au « kidnapping », a fait le tour des médias du monde entier. Entre le reporter local qui reçoit un coup de fil du délégué syndical, l’envoyé spécial qui déboule de Paris après avoir écouté France Info et le correspondant international qui écrit son papier en lisant des dépêches de Reuters depuis Washington, les trois approches sont différentes mais génèrent un seul et même discours, celui d’une nouvelle radicalité dangereuse. Comment réagissent les syndicalistes à un traitement de leurs luttes qui est souvent loin de leur être favorables ? Faut-il, par exemple, boycotter certains titres trop agressifs vis-à-vis des grévistes ?

À l’usine 3M de Pithiviers, où a eu lieu la plus longue « séquestration » (36 heures), les syndicalistes se souviennent de cette meute de journalistes qui se « battaient pour la même photo, en montant sur les tables, en s’insultant ». On en ont tiré les conséquences : le boycott des médias jugés les plus grossiers. « Les anglo-saxons, par exemple, sont bannis chez nous, depuis qu’ils nous ont traité de boss-nappers. Ils appellent régulièrement, mais on refuse systématiquement », explique Jean-Francois Caparros (FO), pour qui le boycott est également une arme à utiliser contre les entreprises comme 3M qui « pratiquent le protectionnisme tout en appelant sans cesse les autres pays à ouvrir davantage leurs frontières, ne pas entraver au libre échange, ne pas se replier dans le protectionnisme. »

Il a donné 31 ans de sa vie de salarié à 3M. Il n’y a donc pour lui que « légitimité » face à la « violence adverse », beaucoup plus pernicieuse que le fait de dormir sur un matelas, dans un sac de couchage dans un bureau, pendant quelques heures. Mais le vent commence à tourner, estime-t-il, faisant passer leur action de la légitimité à l’acte de délinquance, d’humiliation volontaire. « Quand on lit la presse actuellement, on sent bien que les médias essaient de nous faire passer pour des irresponsables, des terroristes... » Et on entend déjà, face à son propos, les éditorialistes parisiens décliner leur équation habituelle : protectionnisme = repli sur soi = nationalisme = troisième Reich (plus Munich en 1972, vous imaginez…).

« Même si les journalistes ne relaient pas toujours fidèlement nos discours, être médiatisé dans Le Figaro ou dans des titres de ce genre, je veux bien parce que je crois que les gens ne sont pas bêtes et qu’ils savent lire entre les lignes. Même les patrons des autres entreprises, qui lisent ça, ils nous comprennent. Ils savent bien que les patrons de Caterpillar sont des voyous et que leur plan social n’a rien à voir avec la crise. Je pense qu’ils écriront toujours ce qu’ils veulent, mais je n’appelle pas au boycott. », estime au contraire Nicolas Benoit, de la CGT Caterpillar, tout en répondant à un coup de fil d’une journaliste du Point. L’hebdomadaire, propriété de François Pinault (groupe PPR) vient pourtant de pointer du doigt les grévistes de Caterpillar qui « ne font pas de cadeau » (peut-être que les ouvriers auraient dû applaudir le plan social). Mais pas question de boycott. «  On s’exprime, on est en démocratie ! » Même constat pour Alexis Mazza, 38 ans, dont treize à Caterpillar qui pourtant se fait régulièrement qualifier d’« anarcho-libertaire » ou de « radical », par la presse nationale. « Cela ne dépend pas vraiment du journaliste en tant que tel : il y a les directions qui, on le sait bien, peuvent modifier les articles. »

Alexis Mazza fait partie des dix-neuf salariés de Caterpillar assignés en justice pour « entrave à la liberté de travailler » - il a bloqué l’accès à l’usine de Grenoble et occupé celle d’Échirolles. Il n’en est pas moins sévère à l’égard de la presse : « Les médias font leur boulot de désinformation, de déformation et de lobbying, pour que nous, les ouvriers, les petits prolos, on se mette à genoux et on se laisse écraser. La droite actuellement au pouvoir en France aimerait bien faire ce que Thatcher a fait en Grande Bretagne dans les années 80 : laminer les syndicats, avec l’aide des médias. » Nous le suivons dans une autre antre médiatique du moment, à la maison de la culture de Grenoble. « La République des Idées », think-tank de la gauche social-démocrate, y organise un Forum intitulé « réinventer la démocratie » où dissertent experts et élus invités par Pierre Rosanvallon (Jean-Paul Fitoussi, François Chérèque, Michel Rocard, Alain Lipietz, Antoine Garapon, Bertrand Monthubert, Susan George, Pascal Lamy...). Alexis Mazza est venu rencontrer Bernard Thibaut, dirigeant de la CGT, pour organiser la suite de la lutte à Caterpillar. Thibaut sera finalement remplacé au pied levé par Michel Donnedu, un autre secrétaire de la CGT, lequel apprendra avec stupéfaction que dix-neuf salariés de l’usine sont toujours inquiétés par la justice pour des faits de grève.

« Emeute sociale froide »

Dans le hall d’entrée de la Maison de la culture grenobloise, le sociologue Francois Dubet, membre de la boite à idées de Pierre Rosanvallon, répond paisiblement à un micro de France Culture. Le sociologue assure que la République des Idées « n’est pas une secte » avant de se lancer dans un vibrant plaidoyer contre les étudiants qui « travaillent avec acharnement à détruire les quelques conditions qui restent qui leur permettaient de faire des études » - et les ouvriers qui « séquestrent leurs patrons (...) sans aucune perspective politique ». « Vous voyez des ouvriers séquestrer des cadres pour faire surgir un patron. C’est extrêmement étonnant, (...) ce qui prouve qu’on est dans une sorte de détricotage des rapports sociaux », dit-il, qualifiant cet état de fait de d’« émeute sociale froide ». « Si on a eu une révolution en France c’est parce que le propriétaire était absent : le châtelain ne vivait plus au château. » Ce n’est pas faux : les véritables propriétaires de Molex, Scapa Caterpillar, Sony, FCI ou encore 3M sont bel et bien installés outre-Atlantique.

Francois Dubet a-t-il quelque chose à dire à ceux sur qui il travaille et à propos desquels il vient de parler ? « Rien », répond-t-il, une cigarette au bout des doigts. « Les licenciements, c’est dur, oui. Moi qui viens de Bordeaux, je connais le cas de Sony à Pontonx-sur-l’Adour, qui va devenir une ville-fantôme à l’américaine ». C’est triste… Que ferait-il s’il venait lui-même à être licencié par son patron, lequel refuserait de négocier et irait jusqu’à se cacher dans l’entreprise pour échapper aux négociations ? « Moi je n’ai pas de patron, c’est le grand luxe. Ou plutôt si, c’est l’État. » Il éteint sa cigarette, avant de regagner le colloque, puis lâche cette précision notable : « À part peut-être mes étudiants, qui me séquestreraient en arguant que je suis un ultralibéral. » Une manière de réinventer la démocratie universitaire ?

Des propos qui ne vont pas combler le fossé enter élites pensantes ou gouvernantes et les personnes qui subissent de plein fouet les conséquences de la crise. Pour les uns, les séquestrations se sont imposées d’elles-mêmes pour construire un rapport de force précaire, obliger une direction ne serait-ce qu’à discuter et limiter les dégâts humains des plans de licenciements, avec certains succès. Pour les autres, c’est au mieux un acte de désespérance, donc inutile, au pire une action violente, voire terroriste, donc inadmissible. Et dans les deux cas, les « retenues » illustrent la résurgence de ce que le sociologue François Dubet appelle « idéologies du passé ». Tout dépend d’où on se place et on parle. Pour les ouvriers en lutte de 3M ou Caterpillar, à l’instar d’Alexis Mazza ou Nicolas Benoit, pas de doutes : « Si ce n’est pas la lutte des classes, ça y ressemble beaucoup ! »

Julien Brygo

Notes

[1Sondage CSA pour Le Parisien (7 avril 2009) : 45 % des personnes interrogées jugent « acceptable » l’action de séquestrer des patrons. Un autre sondage (IFOP pour Paris Match, les 2 et 3 avril, auprès de 1.010 personnes), révèle que 30 % des Français « approuvent » les séquestrations de dirigeants et que 63 % disent les « comprendre ».

[2Le 25 mars, un des directeurs de 3M France est séquestré. Après sa libération, le congé de mobilité (payé à hauteur de 65% du salaire brut, et au minimum 85% du Smic) est prolongé de dix mois. La prime de départ est fixée à 30 000 euros minimum plus 8 à 15 mois de salaires brut selon l’ancienneté.

[3Durant les Jeux Olympiques d’été, des membres de l’équipe olympique d’Israël sont pris en otage par des membres de l’organisation palestinienne Septembre noir. La prise d’otage se terminée dans un bain de sang, coûtant la vie à onze membres de l’équipe olympique israélienne, à cinq des huit membres du groupe et à un policier allemand.

[4Le Dauphiné Libéré a consacré pas moins de 13 unes au sport et 7 à des faits divers. Seule une couverture aborde une question liée à l’emploi ou à l’économie : « Rossignol coupe dans ses effectifs ». Au mois de février, une seule « une » fait allusion à Caterpillar (seulement dans l’édition Isère Sud), celle du 27 février : « L’Isère de plus en plus touché par la crise ».